Pierre Clemens by Georges Meurant. Avril 2003.

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L’artiste d’aujourd’hui fait face aux sommets du grand “tout créé” depuis le paléolithique, accessible directement ou par le truchement des media. S'il ne se noie pas dans la variété contemporaine, dépassant l'idée que tout a été fait, il se met à l’œuvre. Celle qu'il propose à l’œil est faite pour capter le regard et ainsi pénétrer les sens, au-delà du conscient, dès que la compréhension de son imagerie réduit son attrait sur l’intellect, que les débats ouverts se taisent. Pour qu’elle atteigne le spectateur, le travaille, l’active, il lui faut, de quelque manière, l’énergie de se tendre vers lui.

Pierre Clemens poursuit son cheminement, sous d’autres apparences et par d’autres moyens. Les montagnes qu’il arrachait à la surface de la pierre lithographique traitée en manière noire, il les obtient à présent de trois points travaillés aux outils du logiciel adéquat. Il s’est constitué une collection de formes premières qui, imposées mécaniquement à telle image de son choix, mimétisent les dynamiques naturelles qui suscitent de longue date son imagination. Il poursuit l’étude de la pierre par son épure, la signalétique du déroulement linéaire par la multiplication de détails photographiques qui montrent, dans l’illusion du volume, la croissance du trait, les accidents de sa progression, les aléas de ses bifurcations et sa démultiplication par l’embranchement. Du détail magnifié à l'étendue, Clemens progresse en quête d’espace, entre apparence et structure. Les combinaisons concrétisent des écarts d’autant plus abyssaux que la fondation qu'il tente, nourrie toute d’absolus, mêle perception sensorielle et concept.

A l’hésitation du dessin et son extrême sensibilité ont succédé l'efficience et la rapidité des démultiplications d'images confrontées en vastes combinaisons kaléidoscopiques. L’informatique n’est certes qu’un outil, redoutable cependant pour l’esprit qu’il confronte tantôt à des vérités fondatrices, tantôt à des leurres. De même la photo, jadis garante d'une objectivité, n'est plus désormais que formes ordonnées, selon une représentation notamment, que le calcul d'un automate transformera, par exemple, en vastes paysages extraits du film montrant le survol à faible altitude d’un choc tellurique qui persiste, semble-t-il, à s’effectuer dans une durée insensée ou la plus extrême lenteur, relativement au rythme de nos vies. Ces paysages de failles, décisifs dans leur géographie emblématique, ne sont en fait que virtuellement survolés, issus du traitement en 3D d’une photo représentant l’artiste de profil, des anamorphoses en somme, mais dont on ne retrouvera guère l’angle de point de vue. Le logiciel a produit la fracture a partir d’une simple différence de luminosité extraordinairement accentuée. Eau, air, ombres, végétaux parfois : ce logiciel est conçu pour créer des paysages crédibles, d’une précision naturaliste et pourtant fondée sur l'exacerbation de contrastes.

Quel rapport entre l’identité qui se cherche et l’exploitation des accidents de surface d'une apparence déjà réduite par l'objectif ? “I am the landscape” est une inversion ou l'intérieur d'un masque. Est-ce pour nourrir un mystère ? Pierre se projette dans l’univers minéral comme, pense-t-il, le Chinois dans le marbre. Mais la Pierre de Rêve ne révèle aucune identité, seulement l’énergétique naturelle que le lettré reconnaît, au point d'en nommer le moment. Et le Tao n'est pas simplement binaire. Son flux étreint qui perçoit dans sa chair, pour un instant ou à jamais, la cascade des mutations qui régit ce qui est. L’œuvre exige l’adhésion à soi. La maîtrise ou la sensibilité ne font au mieux qu’illusion. Clemens se rejoint peu à peu à tâtons, puisqu'il va vers lui-même, puisant en son for intérieur, au lieu de trop savoir quoi faire ou dire. C'est dans la durée de tels parcours, par mutations successives, que l'œuvre se fait. Les repères choisis balisent des immensités, de part et d’autre des pans de la dualité. Le battement conscience - inconscience se confond avec celui du positif - négatif, au sens photographique.

“Portrait of a Crâne” présente l’écart entre la photographie de l'objet (un modelage en terre peint) et le traitement du cliché par le truchement du logiciel, avec ajouts de ciels nuagés et d’eaux dormantes. “Gameland” est un jeu de pastilles de ciels faites de captures d’écran sur simulateur de vol, un vertige sans gravité, dont les aperçus répondent en miroir au “Multi-portrait” des regards de l'artiste. "Vanités" réunit ces deux thèmes, plus légèrement, plus impersonnellement. Des dynamiques ou leur suggestion, une dimension temporelle omniprésente, l'ouverture d'espaces fussent-ils fictifs: les éléments s'agrègent, dont la fusion imposera l'activité de ce travail. Mais s’il faut tantôt de la conscience d’esprit pour en percevoir la part de tension qui ne s’adresse pas au corps en premier et donc ne cible pas l’inconscient, tantôt c’est au contraire au corps qu’il faut s’abandonner pour en recevoir la part qui agit sur nos sens et donc sur nous-mêmes, même si nous ne participons pas consciemment de son efficience. N’anticipons pas, le puzzle est encore épars. Clemens multiplie ses variations de séries orientées, mises en contrastes divers. Le contraste est à la perception ce que le paradoxe est à l’intellect. Se peut-il que de tels antagonismes conjuguent leurs effets ? Cela advient dans des œuvres aux dimensions composites (cinéma, opéra). Pour celles qui ne relèvent que de supports plans, la tentative de dépassement des “impossibles” est un excellent moteur de la création.